par: Frédéric Décosse, CNRS-LEST
Lieu d’enquête: Sud du Mexiqu
Bref aperçu de la recherche menée par Frédéric Décosse auprès des travailleurs migrants mexicains employés dans l’agriculture canadienne par le biais du Programme des Travailleurs Agricoles Saisonniers (PTAS).
Avril 2013, quelque part au Sud du Mexique. Rendez-vous est pris avec le responsable local du volet « mobilité professionnelle » du Service National de l’Emploi, chargé du recrutement des ouvriers du Programme des Travailleurs Agricoles Saisonniers (PTAS). Son bureau se situe dans un quartier riche de la ville, une opulence qui contraste avec l’humilité des villages indiens dont les travailleurs sont majoritairement originaires. Très cordial, notre homme vante fièrement les mérites du dispositif migratoire à travers lequel « il » fournit un peu moins de 1000 jornaleros aux producteurs ontariens, québécois et autre, et ce, malgré les critiques dont celui-ci fait régulièrement l’objet : Pour moi, c’est génial d’avoir ce programme et de pouvoir aider les ouvriers agricoles. L’objectif est de garantir aux gens d’ici l’accès à un travail digne et aux meilleures conditions de travail (possibles). Mais, tu sais, c’est mal vu de parler du PTAS. L’administration est très méfiante à ce sujet, on ne communique pas. Parce qu’au Mexique, il y a parfois des gens qui le critiquent. Par méconnaissance. Ils critiquent sans savoir. Alors que si ce programme était mauvais, il aurait été abandonné il y a longtemps. Or de 203 en 1974, on est passé aujourd’hui à plus de 17 000 travailleurs par an. Le programme grossit ! Et c’est justement parce qu’il marche bien qu’on a créé aujourd’hui en parallèle le programme-pilote de canalisation des travailleurs peu qualifiés. Le Canada entretient vraiment de bonnes relations avec le Mexique et est très satisfait du PTAS.
Pour cet employé du ministère mexicain de l’Emploi et de la Protection Sociale, l’enjeu consiste à obtenir localement un quota plus généreux de travailleurs à envoyer au Canada et dans la concurrence que se livrent les différents états mexicains entre eux, la réalisation d’un « bon » recrutement est un élément-clé. Faire un « bon » recrutement, c’est n’envoyer que des jornaleros qui trouveront grâce aux yeux de leur futur employeur, ce qui suppose non seulement de répondre aux critères officiels de sélection imposés, mais également de les compléter par d’autres, non directement prescrits par le ministère et l’organisation de producteurs FERME. Ainsi, le manuel de recrutement et de sélection du ministère indique par exemple que ses services doivent cibler les ouvriers agricoles et paysans expérimentés et vivant en milieu rural, âgés en priorité de 22 à 40 ans et étant en bonne santé, n’ayant de préférence aucun antécédent pénal, étant mariés ou en union libre, sachant lire et écrire l’espagnol (« il n’est [en revanche] pas nécessaire qu’ils sachent parler anglais ou français ») sans toutefois que leur niveau d’instruction ne dépasse la première année d’enseignement secondaire. Les quelques femmes à recruter (sur demande expresse des employeurs) sont, elles, en priorité des mères célibataires ayant des enfants âgés de deux ans et plus. En outre, il existe, selon ce même informateur, des critères plus surprenants comme le fait de ne pas porter de tatouages ou de piercings ou encore le fait de ne pas avoir été policier ou militaire (Sic). Pour sa part, il explique qu’il opère en priorité le recrutement dans des zones les plus défavorisées, en précise que le dernier village choisi n’avait ni eau courante, ni électricité. Les participants au PTAS sont donc presque tous indiens, donc des personnes qui, de par leur condition, sont très honnêtes et très travailleuses.
Le recrutement du travailleur idéal se fait donc sur la base de critères à la fois officiels et officieux, écrits et tacites, objectifs et subjectifs, dans un contexte de concurrence entre les états, où l’augmentation du contingent est vécue par l’administration locale comme un enjeu à la fois personnel (prestige, gestion de carrière) et collectif (l’intégration au PTAS étant conçue par elle comme un facteur de développement des communautés d’origine). Toutefois comme le reconnaît l’interviewé, ce sont finalement eux [les jornaleros] qui vont faire leurs preuves. C’est leur expérience et leur attitude face à l’employeur qui comptent. Pour eux, l’objectif en arrivant au Canada, c’est de se placer/fixer le plus tôt possible dans une exploitation agricole. Donc la première année, c’est la plus importante pour eux. Ils vont pouvoir montrer à l’employeur leur expérience, leur attitude, leurs qualités. Et comme ça, cet employeur fera directement appel à eux l’année suivante. Ce mécanisme, c’est ce qu’on appelle la nomination. Une telle clause révèle la subordination du droit au travail et au séjour du migrant au Canada au pouvoir discrétionnaire de l’employeur quant à la reconduction du contrat d’une année sur l’autre. Clé de voûte du système de travail bridé qu’est le PTAS, l’employeur note en outre la prestation du jornalero, ce que fait également le service d’emploi mexicain dans son Rapport Après Retour, de sorte qu’il existe au final un double verrouillage, le migrant étant « évalué » de part et d’autre de la frontière.
Quand ils finissent leur contrat (de 2 à 8 mois), ils doivent passer au bureau du Service National de l’Emploi pour réaliser le Rapport Après Retour. L’objectif de ce rapport, c’est que les migrants puissent raconter librement leur expérience au Canada : quelles étaient leurs conditions de travail, la qualité du logement et de la nourriture, les horaires de travail, l’attitude du chef de culture et du patron… ? S’ils ont été aidés par l’ambassade, par le consulat… On leur demande aussi si le programme a répondu à leurs attentes, ce qu’ils ont pensé du transport, du salaire, si on les a payés correctement… Dans ce Rapport Après Retour, ils peuvent absolument tout dire. On leur pose 80 questions environ […] Dans le PTAS, celui qui dit si ton boulot est bon, c’est employeur. Mais moi, en tant que coordinateur, je peux aussi les noter. Ils doivent faire leur dossier comme il faut tant sur le fond que dans la forme. Et puis entre aussi en jeu leur Rapport Après Retour dont je note certains aspects. Mais normalement, je ne suis pas trop strict, parce que la première année, je sais que c’est difficile pour eux, à tous les niveaux. Donc ce que je fais, c’est essayer de leur soutirer le plus d’informations possibles, dans le but de savoir comment ça s’est passé pour eux là-bas. […] Jusqu’à ce jour, personne n’est venu se plaindre auprès de moi, pour me dire que ce programme est « mauvais » ou qu’on l’a maltraité. En bref, normalement, tout le monde est très content. Vraiment ? Cette absence de critiques traduit-elle l’absence d’éléments critiquables dans le fonctionnement du programme et l’expérience migratoire des saisonniers au Canada ? Ou témoigne-t-elle au contraire de l’impossibilité pour les migrants interrogés d’exprimer une critique du dispositif face à un fonctionnaire à la fois chargé de le faire fonctionner et en capacité de suspendre leur participation au PTAS ? Je ravale ma question (et, en même temps, ma réponse), remercie mon interlocuteur et mets fin à l’entretien.
Sur le chemin du retour, le bus n’avance brusquement plus. Une manifestation bloque le passage. Des paysans indiens opposés à l’exploitation des ressources minières dans leur village réclament justice pour l’un des leurs, assassiné il y a un an par les sicaires de la compagnie canadienne Fortuna Silver Mines. Si le travail ne se déplace pas librement entre le Sud du Mexique et le Canada et que des dispositifs de type PTAT disciplinent et brident annuellement la mobilité de quelques milliers de petits paysans que l’entrée en vigueur de l’ALENA en 1994 a mis en demeure d’aller reproduire leur force de travail ailleurs, le capital, lui, se meut à sa guise entre les deux pays et trouve, sous les cieux hospitaliers de ces belles contrées septentrionales où le fusil reste le plus fidèle allié des puissants, d’idéales conditions d’accumulation. Circulez, il n’y a rien à voir !
Frédéric Décosse est un sociologue français ayant réalisé un postdoctorat dans le cadre du projet On The Move. Il a depuis été recruté comme chargé de recherche au Conseil National de la Recherche Scientifique (CNRS) et affecté au Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST) d’Aix-en-Provence. Ses travaux portent sur le salariat migrant de l’agriculture industrielle en Méditerranée et en Amérique du Nord
Leave a Reply